Feu le canal Saint-Maurice
C’est l’histoire de deux députés LREM (pourquoi seraient-ce encore des blondes ou des belges ?) qui décident d’aller sur le terrain à la rencontre de la vraie vie en proche banlieue sud-est de Paris. Ils passent sur un pont et l’un d’eux, regardant en bas, dit : “c’est la Seine ?”. Son collègue lui répond : “non, c’est la Marne, mais si tu veux être sûr, tu plonges et tu sauras ce que c’est”. Le premier saute et ne revient qu’au bout d’un quart d’heure, tout amoché. Il dit à son collègue étonné : “en fait, c’est l’autoroute A4”.
Il y a 70 ans, cette blague (parce que c’en est une, les députés LREM ne vont jamais sur le terrain) n’aurait pas fonctionné car, à la place de l’autoroute A4, à l’approche de la capitale, se déroulait un paysage bucolique, et au milieu coulait un canal, feu le canal Saint-Maurice. Au pire, on aurait atterri sur une péniche.
Avant, on avait ceci :
Maintenant, on a cela :
(Nota : en cliquant sur les images, elles s’ouvrent dans une box. Pour les voir en taille réelle, il faut faire un clic droit, choisir “ouvrir dans un nouvel onglet” et, si besoin, cliquer à nouveau sur l’image).
Si si ! Je vous l’assure, les deux photos sont prises à peu près du même point, situé sur le pont de Charenton. La légère courbe du tracé du canal se retrouve telle quelle sur l’autoroute.
Sur la carte postale ancienne, on distingue un peu sur la gauche, caché derrière les arbres, la façade du Moulin de la Chaussée qui existe toujours, comme on le voit ci-dessus (c’est maintenant un centre de formation CFA Sup 2000).
De plus, l’ouvrage que l’on voit sur la carte postale et qui ressemble à un quai est en fait un “pont canal” qui permet au canal de franchir la “rigole” qui alimente le moulin juste avant qu’elle rejoigne la Marne située à droite de la photo.
Vue du ciel, la conformation actuelle des lieux. Les deux photos ci-dessus sont prises depuis l’emplacement du pont en bas à gauche. On devine le cheminement de la “rigole” alimentant le moulin et qui débouche dans la Marne un peu en aval du barrage-écluse.
Comment ça marchait ?
Peu avant sa confluence avec la Seine à Charenton-le-Pont, la Marne effectue une boucle d’une dizaine de kilomètres autour de la commune de Saint-Maur-des-Fossés. Sur cette boucle, la Marne offre des conditions de navigation difficiles, ce qui a conduit à construire au début du 19ème siècle un raccourci entre le début et la fin de la boucle : c’est le canal de Saint-Maur long d’un kilomètre, dont 500 mètres de tunnel sous la limite communale entre Joinville et Saint-Maur. Une première écluse permettait de rejoindre la Marne.
Cependant, jusqu’à la confluence avec la Seine située à plusieurs kilomètres en aval, la navigation était encore délicate en raison de la pente rapide de la rivière. Dans la seconde moitié du 19ème siècle, un nouveau canal a été construit, parallèle à la Marne, débutant sur la canal de saint-Maur déjà cité et finissant au niveau de la confluence. Il s’agit du canal Saint-Maurice, long de près de 4 kilomètres, qui était lui-même doublé par une rigole alimentant trois moulins, dont le moulin rouge, le moulin de la Chaussée et un troisième dont j’ignore le nom.
Il y avait donc la Marne, longée par le canal Saint-Maurice, puis la rigole des moulins et la “terre ferme” de la commune de Saint-Maurice, au pied de la “falaise” grimpant vers le bois de Vincennes. Le plan ci-dessous, initialement destiné en 1866 à la cartographie du Bois de Vincennes, montre bien ces trois éléments parallèles.
Dans les années 1950, le règne du tout-bagnole s’annonçait déjà bien, au détriment d’autres modes de transport, comme la navigation fluviale (qui avait déjà souffert de la concurrence du chemin de fer et qui continue à payer les pots-cassés de la faiblesse des politiques). L’emprise du canal Saint-Maurice fut donc choisie pour accueillir la route nationale N°4 puis, dans les années 1970, l’autoroute A4 qui pouvait se raccorder au tout récent périphérique à la porte de Bercy. Adieu les parties de pêche et les balades dominicales !
Avant – après
Ci-dessous j’ai mis en regard les photos aériennes de 1949 et les vues actuelles glanées sur le site du Géoportail, en partant de la confluence avec la Seine jusqu’au raccordement sur le canal-tunnel de Saint-Maur.
Deux représentations : la première avec une glissière “avant-après” et la seconde avec un “carrousel”.
Première partie : au niveau de la confluence Seine – Marne.
Deuxième partie : le long de l’agglomération de Saint-Maurice
Troisième partie : le raccordement sur le canal de Saint-Maur.
Le canal Saint-Maur, à droite de l’image, suit une direction nord-est sud-ouest. On distingue le départ du canal Saint-Maurice vers le nord-ouest avant de bifurquer vers l’ouest en se rapprochant de la Marne (des détails un peu plus bas).
Le secteur est actuellement écrasé par l’échangeur entre l’A4 (en haut) et l’A86 qui descend vers le sud. La rigole qui alimentait les moulins n’a pas été détruite, elle est simplement enterrée sur un partie de son parcours, sous un mur anti-bruit.
La navigation (car il y en a encore, la Marne est bien fréquentée à la fois par le commerce et le tourisme) emprunte toujours le canal de Saint-Maur et son tunnel pour shunter la boucle de la rivière. Par contre, elle rejoint maintenant directement la Marne, via la “nouvelle” écluse visible sur la droite (elle est presqu’horizontale sur la photo), qui a remplacé la première écluse définitivement fermée et remblayée.
La nouvelle écluse existait déjà en 1949, sans doute a-t-elle été construite en amont des travaux de l’A4 pour assurer la continuité de la navigation dès l’abandon du canal Saint-Maurice. Le passage direct par la Marne avait été rendu plus sûr, sans doute en remontant la ligne d’eau jusqu’au barrage-écluse suivant, celui que l’on voit au niveau de Saint-Maurice.
Que reste-t-il ?
Il ne reste pas grand-chose du défunt canal Saint-Maurice et l’essentiel se situe à son extrémité Est, près du canal Saint-Maur toujours en activité. Côté Ouest, tout a été englouti sous les terrassements de l’autoroute.
À l’Est
Sur le panoramique ci-dessous, on voit le canal Saint-Maur qui va de droite (le tunnel) à gauche (la première écluse condamnée puis la nouvelle écluse en service). Au milieu de la photo, le départ du canal Saint-Maurice, qui est maintenant réduit à une simple darse pour garer les bateaux de service de VNF.
Sur la carte du Géoportail ci-dessous, j’ai indiqué le point de prise de vue.
Côté tunnel, l’environnement urbain a changé au contraire des infrastructures fluviales qui ont peu évolué.
Le tracé de l’ex-canal Saint-Maurice n’est plus visible que sur quelques mètres, avant de laisser la place à des courts de tennis, une place, des parkings, un jardin public et … l’autoroute. Les alignements des arbres rappellent encore un peu ce tracé.
Sous la place actuelle, située près de l’église des Saints-Anges Gardiens, il y avait une écluse qui maintenait le bief du canal. De cette époque, il ne reste que la maison éclusière de VNF que l’on distingue sur la gauche.
Pas rancunière, la commune de Saint-Maurice a appelé sa place la Place de l’Écluse ! La maison éclusière de VNF semble abandonnée et je crains que ce dernier souvenir du défunt canal ne disparaisse bientôt au profit d’une spéculation immobilière bien plus juteuse.
La première écluse, celle qui date de la construction du canal Saint-Maur au début du 19ème siècle, a été désaffectée depuis longtemps mais elle a fait l’objet d’un aménagement pour accueillir la brigade fluviale et les sapeurs-pompiers il y a quelques années seulement.
À l’Ouest (près de la confluence avec la Seine)
Comme je le disais plus haut, il ne reste pas grand-chose. Au niveau de confluence avec la Seine, le canal Saint-Maurice rejoignait celle-ci au moyen d’une écluse qui a disparu au profit d’installations sportives. Sur la photo récente ci-dessous, le grand bâtiment situé en face est le complexe hôtelier Chinagora (les Chinois pensent que les confluences de rivière sont porteuses d’énergie positive).
Voila, la balade le long de la Marne est terminée. La petite dame pêcheuse de la photographie en exergue serait sans doute stupéfaite de se voir transportée sur la bande d’arrêt d’urgence d’une autoroute après une téléportation de quelques dizaines d’années. Peut-être a-t-elle été témoin de cette transformation !
Je ne peux m’empêcher de me demander comment les habitants de Saint-Maurice (et d’autres communes) ont vécu, au milieu du 20ème siècle, cette période qui a fait de leur environnement bucolique un enfer automobile. Les préoccupations environnementales étaient moins présentes chez les techniciens et les politiques, on croyait encore au progrès, ce soit-disant progrès qui a failli permettre à un Pompidou délirant de recouvrir le canal Saint-Martin pour en faire une voie rapide d’accès au centre de Paris. Heureusement qu’il a cassé sa pipe avant …
Mais qu’est-ce qu’ils ont tous, députés LREM compris, contre les canaux ?
Pour en savoir un peu plus sur le canal Saint-Maurice :
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9 commentaires
Vio · 5 novembre 2021 à 10 h 37 min
Super article !
Berg Charles · 13 octobre 2022 à 18 h 06 min
Bonjour. Félicitations pour ce très beau travail, et remerciements d’avoir mis mon site en lien. Bien sûr j’ai fait la réciproque depuis mes pages “Marne” et “canal de Saint-Maurice”. je vois que nous sommes sur la même longueur d’onde au sujet de la perte de ce paysage d’arbres et d’eau que constituait le canal, comme en bien d’autres endroits hélas (Troyes, Digoin, Bourges, Chalon, etc.). Encore bravo ! Charles
micmac · 14 octobre 2022 à 9 h 04 min
Merci pour votre passage et vos remarques sur la destruction de nos paysages.
emmanuel · 29 décembre 2023 à 10 h 53 min
Bravo et merci pour ce travail ! Effectivement c’est dommage de sacrifier un bel et tranquille environnement, mais quelle alternative était possible ?…
micmac · 29 décembre 2023 à 14 h 11 min
Avant que Pompidou ne casse sa pipe en 1974, il avait prévu de couvrir le canal Saint-Martin pour créer une voie rapide depuis le nord vers le centre de Paris. L’alternative a été simple après sa mort : on ne fait pas de voie rapide supplémentaire, on sauvegarde le patrimoine et l’environnement, et les bagnoles restent à l’extérieur. Pour l’A4, ça aurait pu être la même chose, se dispenser de créer un accès sur-dimensionné vers un périphérique saturé par construction. Chaque mètre carré créé pour une nouvelle route ou pour un nouveau parking conduit à mettre une voiture de plus en circulation. Ce sont les statistiques depuis 50 ans qui le disent.
Charles Berg · 29 décembre 2023 à 19 h 04 min
Oui, c’est même un ami à moi, décédé depuis, Jacques de la Garde, qui a beaucoup milité pour sauver le canal Saint-Martin. Son idée : inviter les parisiens à découvrir ce canal depuis un bateau. Et démontrer que le projet des technocrates de l’époque était très mal étudié (ils n’avaient pas remarqué que la colonne de la Bastille était sur une arche enjambant le canal, par exemple)
Charles Berg · 29 décembre 2023 à 19 h 17 min
Encore moi… Au passage, je remarque “kermorvan”. J’ai travaillé ily a longtemps (1986) pour les films Kermorvan, j’ai fait le story-board d’un moyen métrage sur la pêche hauturière à Concarneau. Y’a-t-il un rapport ? Bon, je sais bien que “kermorvan” signifie kek’chose comme “lieu de la mer blanche”, mais bon…
micmac · 29 décembre 2023 à 23 h 01 min
J’ai choisi kermorvan.fr comme nom de domaine en référence à la presqu’île de Kermorvan en face du petit port du Conquet dans le Finistère qui est un lieu que j’adore ! Kermorvan signifie le village de Morvan, prénom ou nom qui signifierait “grande âme” (Mor ou meur en breton veut dire grand, man ou van voulant dire âme). Pas de mer ou de blancheur semble-t-il ! Mais cette origine du nom Morvan n’est pas sûre.
Charles Berg · 31 décembre 2023 à 11 h 04 min
Bonjour. Oui, j’ai toujours entendu que “mor” signifiait “mer”, comme dans Ar Mor (la mer), ou Morbihan (petite mer), par opposition-complémentarité à Ar Goat, la terre ou plus exactement le bois, la forêt (le patron des films Kermorvan pour lequel j’ai travaillé se nomme d’ailleurs Loïc Hascouet, ce qui signifie “l’animal du bois”, c’est à dire en fait l’écureuil). Et j’ai tendance à voir dans “van” une altération de “gwen”, blanc. En tous cas oui, rien à voir avec le massif montagneux au centre de la Bourgogne, bien que les Celtes s’y soient assez largement implantés après être passés par la Suisse et le sud de l’Allemagne (civilisations de la Tène et Halstatt) au début de notre ère (les Celtes ont laissé des toponymes dans toute la France, à commencer par Lyon (Lug-dunum, soit la colline (fortifiée) du dieu Lug, peut-être dieu de la lumière, mais c’est sujet à caution. Loudun, en Poitou, a la même origine)