Sous l’intitulé La Modernité mélancolique, la BnF célèbre le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire (1821 – 1867) par une exposition qui nous fait pénétrer au cœur de sa création poétique.

L’exposition de la BnF invite le visiteur à se mettre véritablement à l’écoute de la parole du poète des Fleurs du Mal et du Spleen de Paris, plutôt que de suivre pas à pas les étapes de sa vie. Embrassant les divers aspects de l’œuvre de Baudelaire, elle est avant tout consacrée à son univers poétique et au rôle primordial qu’y tient la mélancolie, « toujours inséparable du sentiment du beau », comme Baudelaire l’écrivait lui-même. Inséparable aussi de ce qu’il appelait la « modernité » : non la promesse d’un avenir radieux mais la relation vive qu’entretient l’artiste, sommé « de tirer l’éternel du transitoire » (Le peintre de la vie moderne), avec le temps présent.

Cette mystérieuse solidarité de la beauté moderne et de la mélancolie, qui est aussi pour Baudelaire une manière d’habiter le monde, guide le parcours de visite. Si les manuscrits, éditions et lettres y occupent une place centrale, les œuvres graphiques et picturales y sont présentes à double titre : pour le rapport historique qui les relient à l’œuvre de Baudelaire (telles certaines des gravures qui ont été à la source de ses poèmes), pour la résonance particulière qu’elles entretiennent avec elle et qui permet d’en éclairer la compréhension.

Dossier de presse

Le visiteur est accueilli par un « prologue » au parcours, consacré aux lithographies réalisées par Eugène Delacroix, ami du poète, sur Hamlet, le héros shakespearien auquel Baudelaire s’identifiait : derrière la figure du prince danois déchu, se cache celle du dandy mélancolique qui se sent constamment en exil.

C’est d’ailleurs le thème de la première partie de l’exposition, Mélancolie du non-lieu.

«Exilé sur le sol au milieu des huées »: telle est la condition du poète, semblable à l’albatros que vilipendent les hommes d’équipage. La création, chez Baudelaire, est inscrite dans cette fatalité malheureuse de l’exil, qu’il éprouve dans le sentiment d’une solitude et d’une séparation sans remède. Il l’exprime dans l’image obsédante de la chute aussi bien que par les figures récurrentes de l’errance: les bohémiens, saltimbanques ou chiffonniers sont, dans leur vagabondage, autant d’allégories du poète hanté par le souvenir d’un séjour perdu qu’il est condamné à à chercher toujours sans jamais l’atteindre. C’est aussi ce qui donne au voyage baudelairien sa valeur particulière, qui réside tout entière dans l’impulsion du départ et non dans le projet d’arriver. Exil, errance, partance sont ainsi les inflexions diverses que prend l’expérience de la mélancolie comme sentiment d’un monde inhabitable. 

La deuxième partie de l’exposition, L’image fantôme, poursuit l’idée d’une impossible présence au monde, en explorant le thème de l’image telle que la comprend Baudelaire.

«Glorifier le culte des images (ma grande, mon unique, ma primitive passion)» proclame-t-il dans Mon cœur mis à nu. Mais l’image telle qu’il la cultive ne vise pas tant à redonner une présence aux choses absentes qu’à aviver le sentiment mélancolique de leur absence même. Ainsi des images de l’ailleurs : l’exotisme baudelairien est moins le dessin précis d’un paysage que la couleur d’un souvenir. De même les images de la ville, lieu de la fugacité du présent opposée à l’éternité de la nature: dans le Paris transformé par les travaux du baron Haussmann, la ville en train de disparaître devient l’espace où «un vieux souvenir sonne à plein souffle du cor !» Aussi ce régime fantomatique de l’image, où les choses sont suggérées par «les parfums, les couleurs et les sons » plutôt que désignées dans leurs formes tangibles, trouve-t-il son expression accomplie dans l’image même de la disparition : celle de la mort. 

La dernière partie, La déchirure du moi invite à pénétrer au plus vif de la mélancolie baudelairienne, en l’abordant comme impossible présence à soi-même. 

«Je sens s’élargir dans mon être/Un abîme béant; cet abîme est mon cœur.» constate Hippolyte dans Femmes damnées. Delphine et Hippolyte, l’une des pièces condamnées des Fleurs du Mal. L’œuvre de Baudelaire, critique et poétique, s’entretient tout entière de ce déchirement intérieur de l’être et du malheur d’une impossible identité à soi, qui forme l’essence même de sa mélancolie. C’est dans l’ouverture de cet « abîme» que se développent ensemble l’idée baudelairienne de la beauté, conçue comme une «alchimie de la douleur», et le génie mélancolique de l’artiste, que Baudelaire cultive dans le dandysme comme dans le rire ironique de la caricature, l’un et l’autre frappés d’un même « caractère d’opposition et de révolte ». 

Comme épilogue, l’exposition s’achève avec une série de photographies réalisées par l’un des photographes les plus en vue de la capitale, Nadar, qui nous montrent à quel point l’écrivain savait se jouer de son image.

La photo en exergue est un portrait poignant, réalisé l’année précédent la mort de Baudelaire par Étienne Carjat. Privé de la parole par une attaque cérébrale, il survivait dans une souffrance qu’évoque Théophile Gautier : «  L’intelligence n’était pas éteinte mais brûlait comme une lampe dans un cachot, visible seulement aux étroites ouvertures des soupiraux. Quel horrible supplice ! Comprendre et ne pas pouvoir répondre, et sentir les mots jadis si dociles et si apprivoisés s’envoler au moindre essai d’entretien ! »

Mort à seulement 45 ans, Baudelaire laisse derrière lui une œuvre qui, si elle fut en son temps condamnée, est aujourd’hui l’une des plus lues de la littérature française et cette exposition m’a permis de découvrir de nouvelles facettes de cet immense poète de la modernité. Accessoirement, elle m’a donné aussi la furieuse envie de relire Edgar Alan Poe, découvert et défendu par Baudelaire en son temps, et dont je me souviens avoir lu, dans ma jeunesse, les Histoires extraordinaires et les Aventures d’Arthur Gordon Pym dans une traduction de Charles Baudelaire (qui était toujours la seule traduction existante un siècle plus tard).


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