Le domaine de Chantilly est une destination de promenade à l’intérêt inépuisable avec son château, son parc, le musée Condé, les grandes écuries. Quand s’y ajoute une exposition de qualité comme celle consacrée à Albrecht Dürer, Gravure et Renaissance, la journée s’annonce très prometteuse.
Comme l’exposition est aujourd’hui achevée, je vous propose ci-dessous les textes des panneaux d’information dans leur presque totalité (© Château Chantilly) pour vous permettre d’en profiter néanmoins.
Albrecht Dürer est l’un des plus grands artistes de son temps. Peintre, dessinateur, théoricien de l’art, il est avant tout un immense graveur. S’appropriant toutes les techniques qui existaient en son temps et les menant à un degré de perfection souvent inégalée, il livre un corpus considérable d’une centaine de cuivres et près de 360 bois. L’estampe est le médium de l’échange par excellence. Aisément reproductible et transportable, elle passe les frontières, circule parmi les hommes et les artistes. Dürer comprend rapidement tout le potentiel de cette révolution. Grâce à elle, il prend connaissance très tôt de la production des plus grands maîtres et, a son tour, exerce une influence considérable sur les artistes de son temps.
La révolution de l’estampe Apparue en Occident vers 1400, l’estampe permet une diffusion massive des images. À partir d’une seule matrice, plusieurs milliers d’exemplaires d’un même motif peuvent être imprimés. À quelques décennies d’intervalle, deux techniques sont mises au point : d’abord la gravure sur bois en relief, puis, vers 1440, la gravure sur cuivre, où le motif est gravé en creux. Dans le troisième tiers du XVe siècle à Colmar, Martin Schongauer, qui est aussi un peintre de talent, hisse la gravure a un niveau artistique jamais atteint avant lui et ouvre la voie aux développements esthétiques que poursuivra Dürer. Ses burins circulent largement et sont copiés dans toute l’Europe, jusqu’en Italie, où les apprentis peintres s’initient à l’art du dessin en copiant ses gravures. |
En suivant le fil de la carrière du maître, l’exposition met en regard les œuvres de Dürer et celles de ses contemporains. Ces dialogues artistiques féconds, qui ont nourri une émulation collective, concourent à former la Renaissance européenne, dont Dürer constitue l’épicentre et ses estampes l’une des formes d’expression les plus éclatantes.
Cette exposition met en valeur deux des plus importantes collections publiques françaises pour l’œuvre de Dürer, celles du musée Condé du Château de Chantilly et celles de la Bibliothèque nationale de France. Cette dernière conserve l’un des fonds d’estampes anciennes les plus riches au monde. L’histoire des estampes et des dessins d’Albrecht Dürer de la Bibliothèque nationale de France se confond avec celle des origines du département des Estampes et de la photographie. Une part importante d’entre eux provient en effet de la collection de Michel de Marolles (1600-1681), abbé de Villeloin, qui fut achetée par Colbert, en 1667, pour le compte du roi Louis XIV.
Cette acquisition de plus de quatre-vingt mille feuilles, principalement des estampes, constitue l’acte de naissance du cabinet des estampes de la Bibliothèque royale. En 1770, l’achat de la collection du magistrat Michel Bégon (1637-1710) permit de compléter cet ensemble déjà considérable. Grâce à ces prestigieuses acquisitions, la Bibliothèque nationale de France renferme aujourd’hui quasiment l’intégralité de l’œuvre gravé de Dürer ainsi que huit de ses dessins.
La formation à Nuremberg
Dürer naît le 21 mai 1471 et meurt le 6 avril 1528 à Nuremberg, importante ville de Bavière qui bénéficie d’une situation géographique idéale, au croisement de grandes routes commerciales européennes. C’est une ville ouverte sur le monde, imprégnée des idées humanistes et un foyer de premier ordre pour la production du livre imprimé. Petit-fils et fils d’orfèvre, Dürer apprend sans doute à manier le burin, outil commun de l’orfèvre et du graveur, dans l’atelier de son père. À la fin de l’année 1486, il entre en apprentissage chez Michael Wolgemut, l’un des peintres les plus réputés de la ville, auprès duquel il va apprendre l’art du dessin et de la couleur et découvrir aussi la révolution picturale des primitifs flamands. Dans l’atelier de son maître, Dürer se confronte aussi à la technique de la gravure sur bois. Wolgemut travaille alors à l’illustration gravée de deux des plus grands livres imprimés illustrés de leur temps. Par sa formation mais aussi par les réseaux familiaux, Albrecht Dürer est très tôt intégré au milieu du livre imprimé : son parrain n’est autre qu’Anton Koberger, l’un des plus importants imprimeurs de Nuremberg.
Les Tarots de Mantegna Les Tarots de Mantegna, plus anciennes gravures sur cuivre italiennes (vers 1460-1470), ne sont en réalité ni un jeu de cartes ni une œuvre d’Andrea Mantegna. Il s’agit d’un ensemble de cinquante figures allégoriques réparties en cinq groupes (les catégories sociales, les Muses, les principes cosmiques, les arts libéraux et les planètes), gravées par un maître resté anonyme. Particulièrement aboutie, l’œuvre connaît un succès rapide et est une source d’inspiration pour les artistes italiens et nordiques. Michael Wolgemut, le maître de Dürer, en réalise des copies gravées sur bois pour l’illustration d’un ambitieux ouvrage qui n’est finalement jamais publié. Dürer s’y confronte lui aussi et les dessins qu’il réalise d’après ces cuivres rendent bien compte de son extraordinaire capacité de réinterprétation et do ses talents précoces de dessinateur. |
Dürer et les maîtres de la gravure du 15e siècle
Dans ses écrits, Dürer exhorte les apprentis à pratiquer assidûment la copie d’après les maîtres. Lui-même est profondément marqué par l’art des graveurs de son temps. Parmi eux, Martin Schongauer, peintre et graveur de talent actif à Colmar, constitue un modèle déterminant. À l’occasion de son voyage de formation (1490-1494), Dürer ne manque pas de se rendre à Colmar pour le rencontrer, mais il arrive quelques mois après sa mort. Sur son itinéraire, Dürer séjourne également à Bâle, à Strasbourg et dans la région du Rhin Moyen (Francfort-sur-le-Main, Mayence), où est actif le maître du Cabinet d’Amsterdam, dont les vibrantes estampes à la pointe sèche constituent une autre de ses sources d’inspiration. Pour terminer son périple, Dürer se rend peut-être une première fois à Venise, ville de premier ordre pour la production et le commerce du livre imprimé. Il a très tôt accès aux burins des plus grands graveurs du Quattrocento, le Florentin Antonio Pollaiulo et le Mantouan Andrea Mantegna.
En 1495, il est de retour à Nuremberg, où il ouvre son propre atelier. Ses premières gravures témoignent de la synthèse qu’il opère entre ces différentes sources d’inspiration afin de créer sa propre identité graphique.
L’Apocalypse En 1498, Dürer publie son premier livre illustré, L’Apocalypse. Quinze bois accompagnent le récit de saint Jean qui, sur l’ile de Patmos, eut la vision de la fin des temps. De façon inhabituelle, Dürer ne s’associe à aucun éditeur ou imprimeur et assume seul le risque commercial. L’œuvre est aussi révolutionnaire dans sa forme : pour la première fois dans l’histoire du livre imprimé, l’image occupe toute la feuille au recto, tandis que le texte est rejeté au verso. Les saisissantes gravures de Dürer s’offrent ainsi à la pleine contemplation du lecteur. Grâce à une parfaite maîtrise technique, Dürer donne corps aux visions de saint Jean et les rendent quasi réelles, sans pour autant leur enlever leur caractère fantasmagorique. L’œuvre remporte un immense succès, au point que Dürer en publie une nouvelle édition, en 1511, pour laquelle il ajoute une page de titre (frontispice). L’Apocalypse reste sans précédent dans l’art occidental et compte véritablement au nombre des chefs-d’œuvre de Dürer. |
Dürer et Jacopo de’ Barbari
Dürer et Jacopo de’ Barbari, contribuent, chacun à leur façon, au pont que la Renaissance jette de part et d’autre des Alpes. Tandis que Dürer séjourne ponctuellement à Venise et visite aussi les Flandres, Jacopo de’ Barbari, né à Venise, s’installe durablement dans l’Empire, d’abord à Nuremberg, où il est au service de l’empereur Maximilien Ter en 1500, puis à Wittenberg, entre 1503 et 1505, à la cour de Frédéric III le Sage, et enfin dans les Pays-Bas bourguignons, auprès de Marguerite d’Autriche, à partir de 1510 et probablement jusqu’à sa mort vers 1516. Entre Venise et Nuremberg, les deux artistes ont de multiples occasions de se croiser. Plusieurs de leurs estampes rendent bien compte de leur communauté artistique, au point qu’il est souvent difficile de déterminer lequel des deux a inspiré l’autre. Dürer indique lui-même dans ses écrits que Jacopo de’Barbari tient un rôle déterminant dans ses réflexions sur la représentation du corps humain.
La quête des proportions idéales
Le transfert de l’Italie à l’Allemagne des innovations inspirées par l’Antiquité passe avant tout par l’étude et la compréhension des proportions idéales du corps humain. Cette quête, qui parcourt l’œuvre entier de Dürer, l’occupe pendant trois décennies et fait l’objet de nombreux projets. Dürer souhaite créer une méthode pratique permettant de capturer la beauté et l’équilibre de la nature, et notamment du corps humain, par des formules mathématiques. On pense alors que la création divine suit un plan secret qu’il faut percer. Ses premières tentatives d’étude des proportions idéales se fondent sur celles de la nudité féminine, ce qui constitue une relative nouveauté au nord des Alpes. Ses voyages en Italie, sa connaissance de Vitruve, ses échanges avec Jacopo de’ Barbari établissent les fondations de ses Quatre Livres sur les proportions humaines qui ne sont publiés que quelques mois après sa mort, en 1528, agrémentées de gravures. Par ses œuvres et ses écrits, Dürer s’impose comme le modèle de l’artiste humaniste.
Dürer, un prince à Venise
Si l’existence d’un premier voyage à Venise, en 1494-1495, reste débattue, le séjour à Venise que Dürer effectue de 1505 à 1507 est, quant à lui, bien connu et attesté au premier chef par la correspondance de l’artiste lui-même. C’est d’ailleurs dans une de ces lettres que Dürer dresse ce constat sans appel : « Ici je suis un seigneur, là-bas un parasite ».
À Venise, Dürer gagne la reconnaissance des peintres grâce à son tableau de la Vierge de la fête du Rosaire, dont est ici présenté un dessin préparatoire. Ses estampes rencontrent aussi une audience considérable et sont intensément copiées. Le cas le plus célèbre est celui de sa série de la Vie de la Vierge, copiée par Raimondi, graveur bolonais installé à Venise vers 1506-1508. Ce dernier exécute, au burin, des copies très fidèles des bois de Dürer, allant jusqu’à reprendre son célèbre monogramme «AD». Selon Vasari, Dürer, mécontent, aurait alors intenté un procès au copiste, un événement souvent présenté comme la toute première revendication d’autorité artistique de l’histoire de l’art.
La Grande Passion Aucun autre thème n’intéresse plus Albrecht Dürer que celui de la Passion du Christ. Les méditations sur les souffrances de ce dernier, entre la Cène et la Crucifixion, ne sont pas un sujet inédit : elles forment déjà l’exercice attendu pour tout graveur important du XV® siècle et touchent un vaste public épris de questions spirituelles. Mais Dürer leur confère une ambition inédite avec sa Grande Passion sur bois qui connaît un véritable succès. Les premières planches sont achevées entre 1497 et 1500 et vendues séparément, et les autres bien plus tard, en 1510, tandis que l’ensemble est publié sous forme de livre l’année suivante, avec un frontispice. L’évolution de l’art du graveur ressort de cette élaboration sur plus de dix ans : les planches les plus tardives, élaborées après le second voyage vénitien, se distinguent par leur clarté et leur monumentalité. |
Dürer, Léonard et Raphaël
Jacopo de’ Barbari et Venise ne sont pas les seuls points d’entrée de Dürer en Italie. Une sincère admiration mutuelle existe entre Dürer et Raphaël, relatée par Vasari qui raconte que les deux hommes s’échangeaient volontiers leurs œuvres. Des emprunts fréquents, mais parfois à peine perceptibles, se rencontrent dans leurs compositions: reprise d’un motif, d’une architecture ou d’un point de vue. Une différence de taille existe néanmoins entre eux : Raphaël ne grave pas lui-même, mais transmet ses compositions à des graveurs professionnels, au premier rang desquels Marcantonio Raimondi. Comme Raphaël, Léonard de Vinci n’a sans doute jamais gravé lui-même, mais une école de graveurs semble s’être formée dans son entourage, à Milan. Grâce à ces gravures, Dürer prend connaissance de l’œuvre de Léonard. Ses recherches sur l’anatomie du cheval, notamment, s’inscrivent dans le sillage des réflexions du grand maître florentin.
Dürer et les graveurs germaniques de son temps
La fortune de l’œuvre de Dürer dans le monde germanique est considérable. Les copies gravées d’après ses œuvres, en plus d’être nombreuses, présentent la particularité d’être précoces, les plus anciennes datant d’avant 1500. Plus largement, Dürer est un modèle pour les plus éminents graveurs germaniques de son temps. Baldung Grien, son élève le plus talentueux, est indéniablement marqué par son art, même s’il trouve sa propre voie d’expression artistique, résolument singulière. Hans Burgkmair et Lucas Cranach, respectivement actifs à Augsbourg, à la cour impériale, et à Wittenberg, à celle du prince électeur de Saxe, puisent eux aussi dans l’œuvre de Dürer. C’est notamment dans l’art du paysage et dans le rendu des proportions du corps humain que l’influence de Dürer est la plus sensible. Ses réflexions sur le rendu de l’anatomie du cheval retiennent aussi toute l’attention de ses contemporains. Ce sujet préoccupe Dürer durant toute sa carrière et l’artiste prévoyait d’y consacrer un ouvrage, projet laissé inachevé par sa mort survenue en 1528.
Imiter et surpasser la nature
Dans ses quatre LIvres sur les proportions humaines, Dürer affirme que « plus vous imitez la nature avec précision, plus votre peinture sera belle et pleine d’art » Il s’intéresse au monde qui l’entoure, à la représentation de la nature, de ses paysages et de ses prodiges, mais aussi aux éléments plus exotiques. L’aquarelle lui permet d’immortaliser les paysages qu’il traverse, les curiosités qu’il rencontre. Ses recherches incessantes pour capturer le monde trouvent leur aboutissement dans trois cuivres extraordinaires: Le Chevalier, la Mort et le diable, Melancolia I, Saint Jérôme dans sa cellule. Jamais aucun graveur n’a été et n’ira aussi loin dans le rendu des ombres et des lumières, dans le rendu des matières ou dans la construction de l’espace. Ces gravures sur cuivre comptent parmi les œuvres les plus connues et les plus commentées de l’histoire de l’art occidental. Pourtant elles n’ont pas encore livré tous leurs secrets: c’est la force des plus grands chefs-d’œuvre.
Le voyage triomphal aux Pays-bas
La mort de l’empereur Maximilien Ier en janvier 1519 et le couronnement de son fils Charles Quint à Aix-la-Chapelle poussent Dürer à entamer un voyage vers le Nord pour réclamer la prolongation de la pension octroyée par la ville de Nuremberg au nom de Maximilien. Âgé de 49 ans et toujours avide de voyages, il part de Nuremberg le 12 juillet 1520 et entame une grande tournée aux Pays-Bas de près d’un an. Grâce à son journal de voyage, on connaît toutes les étapes de son séjour et l’identité des personnes, notamment des artistes, qu’il rencontre, comme Lucas de Leyde avec lequel les échanges autour de l’art de la gravure s’intensifient. Son activité commerciale et artistique ne connaît pas de repos : il vend ou offre bon nombre de ses estampes et, précédé par sa réputation, il produit un nombre considérable de portraits dessinés. Il garde le souvenir de plusieurs rencontres et de certaines curiosités sur un précieux carnet de dessins, dont le musée Condé conserve trois feuilles exceptionnelles. Depuis Anvers où il s’est établi, il rayonne dans toute la région, tente de s’attirer les bonnes grâces de la régente Marguerite d’Autriche. Cet ultime voyage constitue, à bien des égards, le sommet de la carrière d’un artiste d’envergure internationale.
Portraits d’un géant européen
Dürer est un immense portraitiste. Qu’ils soient peints, dessinés ou gravés, ses portraits traduisent le caractère et le statut des modèles qui ont l’honneur d’être immortalisés par ses soins. Il utilise le burin pour conférer finesse psychologique et précision physique à ses modèles. Au soir de sa vie, le maître dresse essentiellement les portraits gravés des personnes éminentes dont il est proche, le concert des princes germaniques qui sont ses mécènes, les tenants de la Réforme protestante alors en pleine expansion, et envers laquelle il nourrit bien des sympathies, mais surtout les érudits de la République des lettres, ce réseau d’humanistes européens dont il se considère comme un membre à part entière. Dürer a atteint son objectif : l’artisan est devenu artiste. Et la gravure a, plus que tout autre art, largement concouru à cette promotion.
Sur ces portraits magnifiques, s’achève l’exposition que nous avons parcourue en toute tranquillité, le nombre de visiteurs étant vraiment raisonnable. Elle se tenait dans le bâtiment du Jeu de paume situé en face des écuries et non dans le château lui-même, ce qui permet d’échapper aux cohortes touristiques. En sortant du bâtiment, le parc nous tend les bras pour une pause pique-nique et une petite randonnée.
Pour en savoir plus :
- le dossier de presse de l’exposition
- l’article de Wikipedia sur le Château de Chantilly
- et celui sur Albrecht Dürer (dont l’autoportrait ci-dessous veille sur mon travail quotidien).
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